Brett Bowden’s « Civilization and War », edited by Edward Elgar (EE) Publishing Limited.
First Edition, 2013, Cheltenham, UK – Northampton, MA, USA.
ISBN 978-1-78254-571-2
Hardback, 209 pages, 110$.
Voilà un petit livre que l’on peut mettre entre toutes les mains. Son sujet est effectivement très large puisqu’il s’agit de regarder de plus près les relations entre la civilisation et la guerre.
On pourrait s’attendre pour un tel sujet à de nombreux volumes d’une étude très fouillée. De fait, l’auteur, Brett Bowden nous offre en moins de 210 pages tous les éléments nécessaires afin d’alimenter une réflexion sur ce rapport finalement peu étudié entre, d’une part, la civilisation et, d’autre part, la guerre.
Ce livre s’adresse donc principalement à toute personne intéressée par ces deux larges sujets et leur interaction. Les chercheurs pourront trouver une bibliographie abondante, un index utile, de nombreuses références, allant des premières réflexions issues du monde antique jusqu’aux écrits les plus récents. Mais il s’adresse aussi à un très large public puisque la question des civilisations est aujourd’hui un des thèmes des relations internationales et des chocs culturels ou religieux entre aires géographiques.
L’auteur, professeur associé en pensée politique et d’histoire à l’université de Western Sydney, aborde cette interaction entre la civilisation et la guerre en se fondant principalement sur l’histoire et les idées politiques, mais utilise aussi d’autres champs comme la psychanalyse, les sciences politiques, l’économie politique. Ceci donne à l’ensemble de l’ouvrage un caractère certain d’érudition sans pour autant être pesant à la lecture, grâce à des notes de chapitres bien organisées. Ainsi chacun, en fonction de son intérêt et de ses objectifs, pourra trouver toute matière à réflexion dans ce livre. Ajoutons ici un style très agréable, allant droit au but et étayés d’exemples ou de citations toujours à propos : pas de tournures trop savantes, l’accès au grand public est confirmé et le cheminement de la pensée de l’auteur facilement identifiable.
L’organisation de l’ouvrage se fait en chapitres indépendants. Ainsi l’auteur nous propose l’alternative d’une lecture chapitre par chapitre dans un ordre aléatoire ou une lecture plus traditionnellement séquentielle. Cependant certains chapitres peuvent se relier facilement ainsi le chapitre introductif peut rejoindre les deux chapitres suivants qui illustrent la relation entre civilisation et paix puis, civilisation et guerre.
Les trois chapitres centraux trouvent aussi leur logique dans les thèmes de la civilisation face à la sauvagerie, à la terreur, et de manière plus générale dans le processus de déshumanisation ou de diabolisation de l’autre qui se concrétise par une opposition radicale entre « eux » et « nous ».
Le dernier chapitre ajoute un « s » à civilisation et aborde ainsi le rapport entre les différentes civilisations, leur opposition, mais aussi leur hybridation à travers les échanges internationaux.
Regardons de plus près cette première partie. L’hypothèse qui est posée est que la civilisation et la guerre sont nées à peu près à la même période et globalement aux mêmes endroits : il existe donc un lien intime entre ces deux phénomènes menant l’auteur à les présenter comme les deux faces d’une même pièce. Si la guerre et la civilisation ont été étudiées chacune de leur côté, le lien qui les unit, beaucoup moins. La civilisation est vue comme un processus et aussi comme un aboutissement pour un temps donné. La civilisation nécessite une organisation socio-politique. C’est-à-dire une certaine urbanisation et des formes de gouvernance. Cette même organisation est nécessaire afin de mener des guerres. Mais à ceci, il faut ajouter une dimension éthique et morale de la civilisation. Elle est liée à l’idée de progrès de l’humanité et, citant Schweitzer, une révérence pour la vie. L’idée de progrès lié à celle de civilisation est apparue à peu près au même moment et ceci est particulièrement vrai pour la civilisation occidentale voyant dans la civilisation une forme de progrès de l’humanité.
La guerre, quant à elle, est définie comme une forme de duel des états et des nations selon Clausewitz. C’est un conflit organisé de dimension internationale ou entre des communautés politiques, ce qui peut donc inclure le cas de la guerre civile.
Les penseurs qui relient l’idée de paix et de civilisation partent de l’idée que la raison devrait fonder le rapport des nations. En cela, on retrouvera l’idéal des Lumières et les positions de Kant ou de Condorcet, celui d’un ordre international dont le but serait de préserver la paix. La pensée selon laquelle la propagation des idées libérales et démocratiques s’accompagne d’une intensification du commerce, facteur d’enrichissement de tous. L’idée de cet ordre international préservant la paix se fonde sur une capacité à gérer les divergences d’intérêts entre nations par la raison et non par la violence.
À l’opposé de cette vision, on peut voir la guerre comme intimement liée à l’idée de propriété et de lutte pour les ressources. Il faut être au-delà de son niveau de subsistance pour livrer une guerre. En effet, comme pour les autres composantes d’une civilisation, notamment la culture et les arts, il faut l’existence d’un surplus mobilisable au-delà des nécessités. On peut ainsi conclure que la civilisation ou la guerre demande le même type de situation socio-historique pour se développer.
Mais à cette guerre de nature plutôt défensive pour ses propriétés, pour ses ressources, il existe aussi une guerre plus offensive visant propriétés et ressources de l’autre, mais aussi comme vecteur de la civilisation qu’elle porte. Ainsi à côté des conflits d’intérêts on peut avoir aussi comme origine d’une guerre l’idée d’une croisade morale cherchant à imposer sa civilisation.
Reprenant les chiffres d’Eckardt, on peut constater une croissance continue du nombre de morts par la guerre au fil des siècles tant en valeur relative qu’en valeur absolue. Le XXe siècle peut ainsi être considéré comme le plus sanglant de l’humanité. Évidemment le progrès technologique de notre civilisation moderne est un facteur rendant l’efficacité des armes plus grande, mais ceci n’empêche pas de considérer que l’évolution de la civilisation n’entraîne pas, comme on l’espérait, la fin de la guerre et l’élaboration d’une paix perpétuelle et universelle.
Dans sa seconde partie l’auteur s’interroge sur les rapports entre civilisation et sauvagerie ainsi que la terreur. Pagden suggère que seuls les civilisés considèrent savoir ce que c’est d’être civilisé ! En effet il y a un phénomène courant de prendre sa propre forme de civilisation comme étant La Civilisation. Ainsi Elias parle du sentiment de supériorité de la civilisation occidentale vis-à-vis des autres. Parmi les civilisés, on devrait respecter deux lois, celle du jus ad bellum (la juste cause de la guerre) et le jus in bello (les lois de la guerre). Les sauvages seront donc identifiés comme ceux ne respectant pas ces lois de civilisation concernant la guerre.
Mais il y a une autre conséquence : si l’autre est un barbare, les lois civilisées ne vont pas s’appliquer à eux. Ceci risque de justifier la présence d’atrocités du côté des civilisés face aux « sauvages ». Ces atrocités seront renforcées si l’on déshumanise et/ou diabolise l’adversaire.
Ici, dans cette optique, la guerre contre la terreur prend tout son sens. Au-delà de la difficulté de déterminer exactement ce qu’est un terroriste, notamment de le différencier d’un opposant que l’on cherche à diaboliser en le qualifiant ainsi, le propre du terrorisme est d’être « sauvage » et de ne respecter plus aucune règle liée à une vision civilisée de la guerre et de provoquer un sentiment général d’insécurité via la terreur qu’il cherche à propager, notamment en frappant de manière aveugle ses adversaires. Dès lors, la guerre contre le terrorisme, prend une autre dimension, celle de la lutte de la civilisation contre la barbarie. Une lutte qui se veut défensive et protectrice de la civilisation menacée par le terrorisme. Une conséquence serait de considérer alors cet adversaire dénué de tout droit que la civilisation devrait lui apporter.
À cette vision occidentale, l’auteur note que ces forces terroristes se considèrent elles-mêmes comme les vrais représentants de la civilisation et leur adversaire comme des barbares. Ainsi, on va entrer dans une logique radicale du « eux » contre « nous ». Cette dichotomie est fondamentale selon Aristote car nous avons besoin d’une communauté pour avoir un sens et un but. Mais pour définir une communauté, on doit aussi définir une frontière et, au-delà, d’un « autre » qui permet de nous définir. Dans le contexte de la guerre cet « autre », s’il est perçu comme proche de soi, par exemple en appartenant à la même civilisation, bénéficiera normalement de toutes les règles d’une guerre civilisée. Au contraire, si cet « autre » est un étranger extrêmement différent de soi, et même considéré comme une menace pour sa civilisation, alors cet « autre » pourra être déshumanisé où diabolisé. Ainsi, plus aucune chance de traiter avec lui, et seule son éradication sera envisagée comme solution.
Ceci demande un travail préparatoire afin que l’autre ne soit plus considéré comme un être humain mais un monstre ou un diable, et ceci passe par les esprits et une forme de conditionnement de la perception de l’autre comme ennemi total. Monstre ou diable, cet « autre » imaginé provoque la peur et donc le rassemblement de tous pour lutter contre la menace. La peur devient un facteur d’unification et une propagande peut transformer cette peur en haine et conduire à toute forme d’atrocités, y compris menant aux actes de génocide. Les Juifs seront qualifiés par les Nazis de « rats » et les Tutsis du Rwanda de « cancrelats » par les Hutus. Pour juguler la peur et satisfaire la haine, seule l’extermination de l’autre apparaît comme solution.
L’actualité de ce processus de déshumanisation ou de diabolisation est aujourd’hui réelle. Il appartient aux responsables, notamment ceux se réclamant de la démocratie, de bien prendre en compte les effets de ce processus qui, s’il peut motiver le soldat à combattre sans relâche l’adversaire, peut aussi générer des comportements abusifs.
La dernière partie aborde la question de la guerre entre civilisations. Tout d’abord il faut sans doute s’interroger avec l’auteur sur l’utilisation d’une civilisation comme unité pertinente pour l’étude des relations internationale et l’occurrence de la guerre. La première idée est finalement de remplacer la notion de relations internationales par celle de relations interculturelles, pour ne pas dire civilisationnelle. Encore faut-il se mettre d’accord sur ces différentes civilisations par les différents chercheurs. Autant historiens que politologues ne sont pas d’accord sur leur nombre ainsi que leurs frontières : on aurait ainsi vingt-et-une civilisations pour Toynbee et sept ou huit pour Huntington. Cependant une civilisation peut être appréhendée selon sa longue durée et son aire géographique ou plus généralement par sa manière de penser. On retrouvera ici les idées développées dans les premiers chapitres sur la double nature de la civilisation, à la fois comme un acquis un temps donné, mais aussi comme un processus continu.
Le rapport entre la civilisation, comme progrès global de l’humanité, et les civilisations ne seraient pas celui d’une compétition mais bien plutôt celui d’un emprunt ou d’une hybridation à travers les échanges. Cette idée permet de remettre en cause une vision purement occidentale de la civilisation. Le choc des civilisations ne conduit pas nécessairement à une guerre entre elles, mais au contraire à une mutuelle curiosité dans la mesure où chacun des systèmes de valeurs et de croyances qui se rencontrent ne se considèrent pas comme l’unique Civilisation.
Une fois la lecture de ce livre terminé, les relations entre la guerre et la civilisation sont sans doute clarifiées. Notamment dans les espoirs et déceptions que le rapport entre la civilisation et la violence peut engendrer. Une des vertus principale du thème de ce livre est de porter à notre attention le risque, en bon « civilisé », de glisser rapidement et avec de bons arguments, en tout cas de son point de vue, vers un comportement ne témoignant d’aucun progrès moral.
En effet, ce n’est pas l’apanage des régimes autoritaires ou dictatoriaux d’utiliser la violence, parfois sans limite, face à ce qui menace finalement son identité. Brett Bowden alimente cette idée par les témoignages du comportement des Américains lors de la conquête de l’Ouest et de leurs rapports avec les natifs Américains. Parfois, ces derniers, qualifiés de sauvages, pouvait faire des prisonniers, bien les traiter, quitte parfois à les soigner, et les rendre à leur ennemi. Ce traitement civilisé ne se retrouvait pas dans l’attitude de beaucoup de soldats Américains.
La conclusion de l’ouvrage est tout particulièrement bienvenue : les emprunts ou les hybridations sont en effet beaucoup plus courant que l’affrontement direct entre deux civilisations. Nous retrouvons des traces de civilisations aujourd’hui disparues : un Égyptien antique ne serait-il pas étonné de retrouver au cœur de Paris ou de Washington la forme traditionnelle de l’obélisque propre à sa civilisation ? Si l’on souligne souvent le conflit des croisades comme un exemple de choc de civilisation, on oublie souvent de signaler tous les apports de la civilisation islamique dans la transmission des textes anciens, notamment grecs, à une civilisation occidentale en reconstruction ou la transmission d’innovation spécifique comme l’invention du zéro en mathématiques.
Si l’on doit parler de civilisation, au singulier, on ne peut que suivre Brett Bowden dans son idée que les civilisations, au pluriel, apportent à l’évolution de la civilisation comme un progrès global de l’ensemble de l’humanité. Aujourd’hui, où nombre de problèmes ont pris un caractère mondial, il est utile de considérer cette approche d’une civilisation globale qui ne se confond pas avec la civilisation occidentale mais qui devrait à travers les échanges, notamment liés au commerce et la culture, permettre des relations interculturelles qui empêchent de considérer l’autre comme une menace mais bien, dans sa différence, comme un atout.
Bien entendu, les différentes pistes de réflexion ouvertes par l’auteur conduiraient à approfondir bien des aspects évoqués dans ce livre. Répétons ici que c’est sans doute un tour de force d’être parvenu de manière claire et limpide à situer ce rapport tout aussi étrange que parfois paradoxal entre la Civilisation, le Progrès, la Guerre et la Paix.
Peut-être l’ouvrage s’inscrit implicitement dans une vision de la civilisation issue des lumières et c’est pourquoi nous apporterons quelques réserves quant à certaines idées exposées. La première est sans doute de mettre au même niveau la Guerre et la Civilisation. C’est bien entendu l’objet même de l’ouvrage, cependant si cette relation est importante on pourrait tout autant aborder la question de la relation entre la culture, l’art, la religion, le commerce, le progrès technique, ou tout autre élément majeur d’une civilisation. Ainsi l’idée que la civilisation et la guerre sont les deux faces d’une même pièce n’est pas totalement convaincante. La civilisation très ancienne de l’Indus possédait des cités sans rempart et apparemment sans armée. La civilisation égyptienne s’analyse beaucoup plus dans ses rapports avec l’au-delà que dans son organisation militaire ou sa manière de conduire la guerre. Il est vrai, les deux bénéficiaient d’une situation géographique particulière qui les rendait moins vulnérables que d’autres à des phénomènes d’invasion.
Le deuxième point qui mériterait sans doute une analyse profonde et celle de la composante des valeurs et notamment de leur incompatibilité quand deux civilisations paraissent se rencontrer. Ceci renvoie à une question plus générale de l’existence ou non d’une civilisation globale qui appelle l’exercice de droits fondamentaux. Il y a sans doute concurrence entre différentes valeurs et l’on sait qu’il est bien plus difficile de négocier, c’est-à-dire d’éviter une solution faisant appel à l’exercice de la force et en particulier la guerre, lorsqu’il est question d’un affrontement de valeurs et non de simples intérêts.
Dernier point qui mériterait d’être sans doute plus souligné, celui de la logique du terrorisme qui pousse son adversaire dans un dilemme particulier : soit respecter l’ensemble de ses principes et de les appliquer aux terroristes, en leur conférant des droits qu’eux-mêmes ne reconnaissent pas, comme par exemple le refus de se livrer à des actes de torture, soit utiliser « tous les moyens nécessaires » afin de lutter contre un ennemi qui ne respecte lui non plus aucune règle. La tentation de cette seconde solution est sans doute l’un des objectifs principaux du terrorisme car il introduit un doute moral dans l’action de ceux qui veulent protéger les leurs des actes de terrorisme.
Comme tout essai réussi, ce livre apporte plus de questions que de réponses et ouvre, à travers de nombreuses notes de chapitres et sa bibliographie, la possibilité à tout lecteur d’approfondir un des sujets évoqués, et ils sont nombreux ! On pourra regretter, vu ses qualités permettant aussi un public plus large que celui des académiques d’y accéder, un prix sans doute trop élevé pour le simple citoyen curieux. Mais si l’ouvrage est petit par la taille, le travail de synthèse qu’il représente mérite son achat par toute personne voulant aborder avec un certain recul cette question importante du rapport entre civilisation et guerre.
Bruno André Giraudon, Formateur et consultant, Université Paris-II, Largepa, 1 rue Guy-de-la-Brosse, 75005 Paris, France, hyperbag@gmail.com
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